Parler, et après ?


Nous sommes le 20 novembre 2024.

Je me réveille dans un petit village suisse de montagne avec mon mari.

La neige a fait son apparition au courant de la nuit.

Tout se couvre peu à peu de blanc. C’est beau à voir.

Tout est calme, silencieux, l’air est pur, l’ambiance est feutrée.

Je repense aux deux dernières semaines qui ont été le contraire. 

La vie fait toujours son œuvre pour nous bousculer, nous pousser dans nos retranchements. Elle nous oblige à nous positionner et à choisir notre trajectoire.

Jeudi 7 novembre : je suis dans le métro à Paris lorsque je reçois un appel :

« Bonjour c’est Europe 1. Nous aimerions entendre votre témoignage par rapport au livre que vous avez écrit.

Seriez-vous disponible le mercredi 13 novembre pour une interview dans nos studios à Paris ? »

Tout d’abord très surprise par cet appel, j’accepte, bien sûr leur proposition car j’ai écrit mon livre « Écoutez-moi ! » pour que les mots circulent et soient partagés.

Vendredi 8 novembre. Je suis toujours à Paris.

Ma sœur m’appelle en fin de journée pour m’annoncer le décès brutal d’un membre très proche de ma famille. Je suis dans la rue quand je reçois l’appel. Je me fige sur place. On me dit que son décès brutal est comme un accident. Elle avait 62 ans. C’est un trauma familial. J’encaisse. Nous encaissons tous. Tout le monde dans la famille se souviendra où il était et ce qu’il faisait au moment où l’annonce lui est parvenue. C’est le principe du choc traumatique. Un élan de solidarité, de soutien, de réconfort se met immédiatement en place au sein de la famille. Des mots d’affection sont échangés. C’est beau à voir et à ressentir l’amour d’une famille qui circule. Ça m’émeut. La famille est dans de nombreux cas un sacré rempart, un véritable soutien qui aide à dépasser la douleur quand les épreuves de la vie viennent nous frapper. C’est le sens de la famille. 

Je me pose la question jusqu’au mardi 12 novembre de savoir si je décale mon interview chez Europe 1 qui doit avoir lieu le lendemain. J’ai la tête en vrac mais je repense aussi à toutes celles et ceux qui m’ont écrit depuis la publication de mon livre pour me remercier pour mon témoignage. Je repense aux mots partagés, souvent en message privé, au soutien apporté. Je sais qu’eux aussi font partie de ma famille. Certaines sont d’ailleurs devenues des amies ou « sœurs de banquise » pour reprendre l’expression d’Adélaïde Bon, autrice du livre « la petite fille sur la banquise ». Et force est de constater que la famille n’est pas toujours ce soutien nécessaire dont les victimes auraient besoin lorsqu’il s’agit de traumas liés à l’inceste ou aux violences sexuelles.

Alors je conserve mon billet de train pour Paris et j’y vais. 

Dans le train pour Paris j’ai cette chanson de Jakie Quartz qui me vient en tête.

« Juste une mise au point sur les plus belles images de ma vie, sur les clichés trop pâles d’une love story ». Si tu es né.e dans les années 70 ou 80 tu connais forcément cette chanson.

Dans cet écho inspirant je vais donc te parler de la « love story » à recréer avec la partie de toi qui s’est figée brutalement le jour du trauma. Celle qui s’est éteinte quel que soit l’âge que tu avais, le jour où tu as été abusé.e ou violé.e. 

Je rappelle brièvement les derniers chiffres de l’observatoire national des violences faites aux femmes en moyenne, 217 000 femmes sont victimes chaque année de viols, tentatives de viols ou agressions sexuelles.

160 000 enfants sont victimes chaque année de violences sexuelles.

Dans 97% des cas l’agresseur est un homme.

Dans 81% des cas il est majeur. 

Le plus souvent les agresseurs sont les pères (27%), les frères (19%), les oncles (13%), les amis des parents (8%) ou les voisins de la famille (5%).

Au sein de la famille, l’agresseur est par ailleurs le plus souvent au contact avec des enfants à titre professionnel ; au sein de l’entourage, l’agresseur est le plus souvent un ami des parents connu de la victime depuis quelques années ; au sein d’une institution, l’agresseur est le plus souvent un homme religieux ou un professionnel de l’éducation.

Mais revenons sur ce qu’est l’inceste ou les violences sexuelles.

Depuis que j’ai écrit mon livre « Écoutez-moi ! » certaines personnes m’écrivent et me disent : j’avais 6 ans, 9 ans, 11 ans, 14 ans quand « une partie de moi est morte à l’intérieur de moi ».

Imaginez.

Vous êtes un.e enfant joyeux.se ou un ado, peut-être un peu grincheux et rebelle mais heureux de vivre. Vous vous levez comme n’importe quel jour mais ce jour-là vous croisez la route d’un agresseur ou d’un prédateur qui la plupart du temps est un proche de la famille.

Et à partir de ce jour-là vous n’êtes plus jamais la/le même.

Pour cet enfant ou cet ado que vous avez été, il y aura toujours un avant et un après ce jour-là.

Et c’est insidieux ce type de trauma car il ne se voit pas de l’extérieur.

Tout est caché et tenu au secret.

On parle de figement et de mort psychique.

Le corps, lui, bien sûr est encore là. On continue à respirer, plus ou moins bien d’ailleurs, mais à l’intérieur c’est comme un puzzle cassé et fragmenté qu’il va falloir reconstituer au fil des mois et des années.

A l’intérieur les « plus belles images de ta vie » disparaissent, se ternissent.

La vie perd son sens.

C’est le début d’un parcours de combattant.e.

Et puis il y a ces mots, ces émotions, ces étapes du processus de résilience qu’on met tellement de temps à comprendre.

Peur et incompréhension : Elles sont liées à la sidération et au choc.

Quand tu es un.e jeune enfant et que ton agresseur est ton papa, ton frère ou ton oncle et qu’il te fait du chantage en te disant « c’est notre secret » ou qu’il te demande de ne rien dire sinon « il ira en prison ».

Que faire ?

Tu te sens coincé.e. bien sûr. Tu les aimes tes proches, tu leur fais confiance et tu ne veux pas porter la responsabilité de les envoyer en prison ou de les faire condamner.

Honte et la culpabilité : si tu es déjà un enfant plus âgé.e ou un ado lorsque tu croises un prédateur qui est un proche de la famille – ce qui était mon cas - tu sais bien au fond  de toi que ce qui se passe avec cet homme n’est pas normal.

Tu le sais et tu le sens. Tu le vois dans le regard de ton agresseur.

On parle de climat incestuel. 

Je n’avais pas 6 ans au moment des faits, j’en avais 15 et il n’a pas exercé de violences physiques. Tout s’est passé de façon très insidieuse et calculée. Les modes opératoires sont souvent les mêmes. 

Et rappelons que dans l’imaginaire collectif, les agressions et les viols se passent la nuit dans un parking, pas à la maison ou dans des lieux dans lesquels on est sensé.e être en sécurité avec des adultes. Et dans l’imaginaire collectif quand on est ado ou adulte on est censé.e se débattre et se défendre. Ne pas le faire suggère souvent une présomption de consentement. 

Alors la honte et la culpabilité font leur apparition.

Bien sûr, les personnes qui tiennent encore de tels propos aujourd’hui ne comprennent pas le trauma, l’emprise psychique et le phénomène de sidération des victimes. 

Le déni et/ou l’amnésie traumatique :  certaines victimes mettent 10, 20, 30 ou 40 ans pour se souvenir des faits. Personnellement, je n’ai pas eu d’amnésie traumatique totale.

En revanche j’ai été très vite dans le déni puisque personne n’a été en mesure d’écouter ma parole.

Le déni est aussi une façon de survivre et de « préserver la famille ».

De nombreuses victimes le font.

Mais en restant dans le déni souvent de façon très inconsciente, on s’empêche de démarrer un processus de guérison.

C’est comme un piège. On tourne en rond dans la cage du trauma. Et ça peut durer très longtemps.

La solitude : souvent les victimes sont complètement dissociées, parfois elles alertent, parlent à demi-mots, parfois c’est leur corps et leurs symptômes qui sonnent l’alerte mais là aussi le déni familial et sociétal est encore très puissant. Et les injonctions sur le caractère sacré de la famille sont encore ancrées dans la mémoire collective. Tout le monde a entendu au moins une fois au cours de sa vie : « la famille doit toujours rester unie », « le plus important c’est d’avoir une famille », « le vrai succès c’est d’avoir une famille ». On préfère encore trop souvent sacrifier un enfant ou un ado pour préserver l’image de la famille.

Alors les victimes se taisent, fuient, développent des maladies psychosomatiques, des troubles alimentaires, des dépressions en restant enfermées dans leur solitude.

Comprendre l’enjeu de la systémie : 

L’inceste et l’agression sexuelle est comme une marée noire. Elle colle à la peau, « mazoute », et déborde sur l’entourage.

Pour pouvoir intégrer un trauma ou en faire le deuil, il faut que la douleur ait été vue, entendue, partagée, reconnue. Souvenez-vous des moments de ferveur nationale lors des attentats du Bataclan. Se rassembler, allumer des bougies, parler des agressions, de l’injustice subie, tout cela aide à enclencher le processus de résilience.

Le travail à effectuer est systémique, sociétal. Il ne s’arrête pas à la victime.

Et c’est bien là où les traumas liés à l’inceste ou aux violences sexuelles ne ressemblent pas aux autres car la société refuse encore très souvent de voir la réalité en face. On préfère détourner les yeux, passer à autre chose, rester dans le déni. C’est plus confortable. Il suffit de voir à quel point il a été difficile pour de nombreuses personnes de croire que l’abbé Pierre était « aussi » un agresseur.

Je me dis qu’il y a donc différents types de traumas.

Ceux dont on a le droit de parler, ceux dont on a le droit de se souvenir avec émotion et ferveur, ceux qui sont acceptables et légitimés par la société et ceux qui doivent rester cachés et tus pour ne pas faire de vagues et éviter la « marée noire » familiale et sociétale.

Bien sûr cela me laisse encore songeuse. 

Mais j’ai de l’espoir car je crois que nous avons tous à apprendre les uns des autres.

C’est la maternité, la communication authentique et l’amour partagés au fil des années avec mon mari et mon fils qui m’ont aidée à comprendre à quel point les mots étaient importants pour la guérison de la lignée familiale.

Écrire et partager mon histoire c’était alléger mon fardeau bien sûr mais aussi le sien car nous sommes bien évidemment tous connectés.

Écrire c’était prouver que l’on peut faire face aux épreuves de la vie avec sincérité, vulnérabilité, courage et amour.

Alors un jour j’ai écrit et témoigné, pour moi, pour lui, pour d’autres victimes et pour être en phase avec mes valeurs : engagement, partage, justice, liberté, amour, lumière.

Je prends conscience que mon récit intime aide particulièrement celle et ceux qui sont encore dans le sombre ou dans la tornade que constitue la sortie du trauma parfois après plusieurs décennies.

J’en connais plusieurs. C’est tellement violent.

Je pense à vous en écrivant cet écho et j’ai envie de vous dire « n’ayez pas peur, dès que tu avances sur le chemin, le chemin apparaît » (Rûmi).

Bien sûr vous rencontrerez des obstacles.

C’est important de le savoir.

Parfois ils peuvent même paraître infranchissables.

La « love story » avec soi-même est longue à se recréer et à tisser.

Quand les victimes après un long parcours silencieux réussissent enfin, souvent après de nombreuses années à sortir du silence, elles sont encore souvent jugées au même titre que les coupables.

C’est la double peine. C’est important de le comprendre.

Et c’est tout le paradoxe de révéler les abus.

Ça a été le cas pour Lucile de Peslouan qui a retracé 30 ans après les faits, les abus subis dans sa famille dans son livre « Tout brûler ».

Mais en dénonçant et en portant plainte sa vie a basculé. Aux yeux de sa famille et de la société, elle devient la personne par qui le mal est arrivé. C’est souvent ce que la victime ressent lorqu’elle parle et c’est aussi ce qu’on lui fait ressentir.

Lucile de Peslouan explique ce paradoxe « j’ai senti quelque chose se décharger vraiment comme un poids en moins » et « dans le même temps cela peut vous confronter à la méfiance de vos interlocuteurs, à une culpabilité ou à une remise en cause de votre témoignage ».

Avoir le sentiment de passer de l’agressée à l’agresseur.

C’est un paradoxe et un conflit que j’ai ressenti également en moi, au moment de l’écriture de mon livre et après sa sortie.

Je parlais encore récemment de ce conflit avec un ami qui m’a demandé : “C’est quoi exactement ton conflit ?” 

Je lui dis que “le conflit est entre la partie de moi qui se sent fière d’avoir osé libérer sa parole, dénoncer les abus, celle qui est enfin en phase avec ses valeurs et celle qui a le sentiment, par moments, d’être l’agresseur, celle qui a osé faire exploser la bombe.”

Il me répond  “ton problème c’est peut être justement que tu penses être en position d’agresseur” ?

Et il continue en me disant :

“si je dis à un terroriste, - hey, c’est pas bien de tuer les gens ! - , est-ce que j’agresse ?”

Non bien sûr. Il a raison.

Le chemin est long pour comprendre les choses et les remettre à l’endroit.

Je mesure chaque jour la chance que j’ai eu au fil des années de comprendre le trauma et de pouvoir me faire accompagner sur mon chemin de résilience.

C’est loin d’être le cas pour toutes les victimes.

C’est aussi pour ça que j’ai parlé.

Pour créer cette chaîne de solidarité et de mots partagés. C’est le sens de tous ces cercles de paroles qui sont créés pour les victimes. Cette parole qui a tant de mal à être écoutée et entendue peut l’être dans ces cercles sécurisés. Nous vivons aussi pour apprendre à être là les uns pour les autres. 

Mon livre retrace des vérités difficiles à entendre et à dire. Je le sais.

Il n’évoque pas vraiment l’agression en elle-même.

Ce n’était pas le sujet.

Il montre les traces indélébiles laissé par le trauma, les murs que les victimes doivent abattre pour parler, le courage qu’elles doivent aller déterrer pour se reconstruire, retrouver l’estime d’elles-mêmes.

Sache que si tu parles, certains verront ton récit comme du pathos.

Remercie-les pour leur avis, accepte-le et suis ta propre voix/voie.

On ne peut pas plaire à tout le monde.

Chacun a sa propre histoire à éclairer.

Ce n’est pas la tienne.

Il n’y a rien de poétique dans l’inceste et dans les violences sexuelles.

J’ai essayé, en vain, de poétiser les choses durant des années. 

Ça n’a pas fonctionné pour moi.

Les violences sexuelles et l’inceste c’est brutal, effrayant, glauque.

Il s’agit d’aller sauver le soldat Ryan en toi et de faire cesser ta guerre intérieure.

Personne d’autre ne pourra le faire à ta place.

Comme l’a dit Judith Godrèche dans son discours le soir des Césars : « Il faut se méfier des petites filles. Elles touchent le fond de la piscine, se cognent, se blessent, mais rebondissent. Les petites filles sont des punks qui reviennent déguisées en hamster. »

En écrivant j’ai renoué avec mon côté punk.

Aujourd’hui je me sens devenir un hamster doux mais responsable.

Tout véritable travail de guérison nécessite de passer de la culpabilité à la responabilité.

Se sentir coupable c’est refuser de faire face avec courage à une situation.

Lorsque j’arrive chez Europe 1.

Je sens un climat de grande bienveillance, d’écoute profonde.

On est entre adultes éclairés et conscients. 

Valérie Darmon qui va mener l’interview me regarde droit dans les yeux, me remercie d’être là et me dit : 

« Tous les témoignages et toutes les situations sont différentes. C’est la raison pour laquelle tous les témoignages doivent être entendus et écoutés. Nous n’en aurons jamais assez pour continuer à éclairer sur ces sujets tellement importants de notre société ». 

Je la remercie. Elle me dit « c’est normal, nous sommes là pour vous ».

A la fin de l’interview chez Europe 1, en OFF, j’alerte Valérie Darmon sur un fait important dont j’ai pris conscience ces derniers mois.

Le fait de porter sa parole en ruralité et dans un petit village est encore bien plus difficile que dans les grandes villes où règne l’anonymat. Là encore, c’est important d’en avoir conscience lorsque vous décidez de « sortir du bois ».

En osant sortir du silence dans un petit village, la bombe n’éclate pas seulement au sein de la famille mais aussi au sein village tout entier qui bien souvent connaît ou a connu l’agresseur. L’agresseur qui avait, bien évidemment, comme l’abbé Pierre plusieurs facettes à sa personnalité.

« Vous avez tout à fait raison » me dit-elle, « il faudrait qu’on puisse avoir un témoignage dans ce sens lors d’une prochaine émission ».

Éclairer, faire prendre conscience des enjeux familiaux, sociétaux, partager au plus grand nombre est très important.

Les témoignages créent un effet d’identification et de solidarité qui génère une énergie collective pour changer l’ordre des choses et la société.

Car c’est bien de ça dont il s’agit : éduquer et changer la société.

Chaque témoignage est une goutte d’eau qui vient apporter son eau au moulin et je trouve cela merveilleux.

The times they’re a changing (« Le monde et les temps changent ») : Bob Dylan le chante depuis 1964.

Il fallait bien que ça arrive un jour...

On avance ensemble.


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