J’ai eu longtemps l’esprit du déserteur, du fuyant.
Dans le dico on lit, le déserteur est une “personne qui abandonne un parti, une organisation, une cause », c’est aussi un « soldat qui déserte », qui refuse le combat.
La vie n’est pas censée être un combat pourtant nous avons tous des guerres intérieures à mener et ce sont souvent les plus difficiles.
Quelqu’un m’a dit un jour que le chemin de résilience des victimes de violences sexuelles se faisait par étapes qu’on passait du statut d’objet, à celui de victime, puis de survivant.e. et enfin au statut d’héroïne ou de héros.
Pas sûre que toutes les victimes de violences sexuelles terminent leur chemin de façon héroïque, les chiffres le prouvent. Certain.e.s quittent le bal avant la fin de la fête. Mais les étapes me parlent même si, pour moi, le statut de survivante a précédé celui de victime et a duré des années.
J’ai fui et déserté pendant toute l’étape de survivance. « Victime » je ne voulais surtout pas l’être et inconsciemment j'ai cru que je n’avais pas le droit de l’être. Une victime doit avoir un agresseur, et quand il s’agit d’un proche de la famille et que la famille c’est sacré, l’agresseur on le met souvent sous le tapis et la victime avec.
C’est injuste et c’est encore tellement souvent le cas.
J’ai vécu comme ça, sous le tapis, pendant longtemps à me planquer.
Oh ce n’était pas confortable, je manquais souvent de lumière et d’air mais je cachais bien mon jeu. Et j’ai longtemps donné le change en portant des masques de bienveillance, de zénitude, de fille cool, hyper inspirée avec des petits cœurs sur toutes les publications et les photos.
J’ai beaucoup de compassion pour celle que j’ai été pendant toutes ces années. Je sais qu’elle a fait ce qu’elle a pu avec le niveau de conscience qu’elle avait.
Si la souffrance comme tous nos problèmes sont inévitables, la question qu’on devrait se poser n’est pas « comment j’arrête de souffrir ? » mais « pourquoi suis-je en train de souffrir ? Pour quelle cause ? Dans quel but ? »
Et quelque chose a fait tilt en moi.
J’ai pris conscience que je souffrais parce que je n’étais pas alignée avec mes valeurs les plus fortes, celles qui vibrent à l'intérieur de moi : l’honnêteté, la vulnérabilité, le respect, l’engagement, la liberté, la justice, la défense des autres, le partage.
Mais comment pouvais-je demander aux autres de « me respecter » alors que je ne le faisais pas moi-même ?
Comment pouvais-je prôner le pouvoir de la vulnérabilité alors que je portais moi-même des masques et une armure depuis des années ?
Comment pouvais-je parler d’engagement alors que j’ai fui à l’autre bout du monde ?
Il y a un film qui me tire les larmes à chaque fois que je le revois : « la cité de la joie ». C’est un film réalisé par Roland Joffé qui se déroule en Inde. Roland Joffé est aussi le réalisateur de « La Déchirure » et de « Mission » pour ceux qui s'intéressent au cinéma.
Je trouve que "la cité de la joie" n’est pas le meilleur film de Roland Joffé mais il véhicule des valeurs fortes comme : la justice, l’honnêteté, l’engagement, la liberté, la solidarité, l’amour, le lien authentique, sans fards, le sens à donner à son existence.
Il y a cette réplique du film : “Dans la vie on peut choisir entre trois choses : s’enfuir, être spectateur ou s’engager” qui, bien sûr, me parle.
J'ai fait les deux premières pendant des années.
Lorque je décide d'écrire, je décide d'entrer dans l'arène et je ne le fais pas que pour moi. Je veux contribuer, faire grandir la liberté de toutes celles et ceux qui se sentent encore enfermés, asphyxiés, sous le tapis.
Ce n'est plus négociable, ça devient vital.
Bien sûr à ce moment là l’isolement, les peurs et les doutes font encore occasionnellement partie du chemin... et heureusement.
Mais quand ils venaient m’assaillir, je me souviens m’être posées ces questions :
- Si j’arrête d’écrire ce livre qui m’empêche de dormir la nuit, est-ce que ma vie est encore supportable ? est-ce que je peux encore me regarder dans le miroir ?
o La réponse était clairement non.
- Si je publie ce livre, serais-je une femme plus remplie de vie et de liberté ?
o La réponse était clairement oui.
Prendre conscience du côté intransigeant de ces réponses a été le début d’autre chose pour moi. Une sortie de l’ombre du trauma, un passage d’étape, nécessaire.
Non, décidément « fuir et déserter n’était plus la bonne option » pour moi.
Il était temps de retrouver ma propre « cité de la joie ».
Photo personnelle avec Philippe Manoeuvre (Strasbourg, décembre 2021), clin d'oeil à ma vie rock'n'roll que j'évoque dans mon livre "Ecoutez-moi" paru aux éditions Maïa