Le prix à payer ou comment on se reconstruit quand le vacarme intérieur commence à parler

Il y a des douleurs si précoces qu’on les confond avec soi. Elles n’ont pas de nom au début. Juste un poids. Un frisson. Un malaise.
Et puis il y a ce silence. Dense. Installé. Injustifiable.
Un silence qu’on n’a pas choisi, mais dont on devient le décor.
Dans certaines familles, on naît avec une partition déjà écrite.
On vous tend une place, un rôle, un costume. Le texte est simple :
« Ne dis rien. »
Alors on apprend. À sourire pour ne pas inquiéter.
À devenir une élève modèle. Une fille polie. Une enfant sage.
Mais au fond, quelque chose cloche.
Comme un tableau accroché de travers dans une maison bien rangée.
On sent que la vérité est là. Tapie. Juste derrière la porte du salon.
Mais personne ne l’ouvre. Personne ne veut l’ouvrir.
Je suis de cette génération où l’on confondait endurance et force, silence et dignité. On ne parlait pas. On avançait.
Mon enfance, c’était une pièce bien éclairée où l’on ne regardait jamais dans les coins.
Mon adolescence, un théâtre où je n’avais pas le droit d’improviser.
Et quand l’inceste s’est invité dans ma vie, je l’ai dit… à ma manière d’enfant :
« Je ne veux plus aller chez lui. »
C’était tout ce que je pouvais. Tout ce que je savais.
Mais on ne m’a pas écoutée. Et dans ce silence, j’ai disparu.
Je suis partie loin. Vraiment loin. En Nouvelle-Calédonie. Pendant 24 ans.
Mais le silence a voyagé avec moi. Comme une valise qu’on n’a jamais osé ouvrir.
Chaque retour en métropole ravivait la brûlure. L’air était trop lourd. Trop dense. Trop chargé de mensonges polis.
Alors j’ai fait comme tout le monde : j’ai fait semblant.
Faire semblant, c’est une langue maternelle dans certaines familles.
On devient multilingue du silence. On s’invente une mémoire qui oublie bien.
Mais le corps, lui, n’oublie rien. Le corps est une boîte noire d’avion qu’on croit avoir rangée dans un tiroir.
Des années plus tard, un geste, une phrase, un frôlement, et la mémoire revient.
En vrac. En flash. En larmes.
C’est le moment où la dissociation s’effondre.
Le moment où l’on cesse de regarder sa vie à travers une vitre.
Le moment où on veut reprendre sa place dans le film.
Ce que j’ai traversé n’est pas un cas isolé.
C’est une tragédie collective. Une épidémie invisible.
7,4 millions de personnes en France ont subi l’inceste.
Et pourtant, on continue à chuchoter ce mot comme s’il salissait.
Mais ce n’est pas la parole qui salit.
C’est l’acte. Et c’est le silence qui l’autorise.
Briser ce silence, ce n’est pas un caprice. C’est un choix de vie.
C’est dire à son propre enfant :
« Tu as le droit de parler. Et moi, j’ai le devoir de t’écouter. »
C’est transformer l’héritage du silence en transmission de lumière.
Mais attention : parler a un prix.
Il faut accepter de perdre ceux qui préfèrent l’illusion à la vérité.
Accepter de devenir l’élément perturbateur dans une belle photo de famille.
Mais il y a un moment où l’on ne peut plus se trahir pour rester aimée.
Parce qu’on mérite mieux que l’amour conditionnel.
Parce qu’on mérite la paix.
Un jour, j’ai compris que le vrai tabou de l’inceste, ce n’est pas de le commettre.
C’est de le dire.
Dire, c’est mettre une lumière crue sur des ombres confortables.
Dire, c’est déranger le décor.
Dire, c’est vivre.
Alors j’ai écrit.
Parce que les mots sont des outils de reconstruction. Parce qu’ils redonnent une forme à l’informulable. Parce qu’ils sont des clés dans les serrures rouillées.
Et si j’écris aujourd’hui, ce n’est pas pour raconter les angoisses, les peurs, l’horreur.
C’est pour dire que malgré tout, on peut grandir. On peut aimer. On peut créer.
On peut même danser. Oui, danser.
Avec les cicatrices. Avec les absents. Avec le silence devenu parole.
À celles et ceux qui n’ont pas encore osé :
Vous avez le droit de dire.
Et surtout, vous avez le droit d’exister.
Sylvie Moulédous