
Les mille visages du silence autour de l’inceste
Il existe des silences qui ne tombent pas du ciel.
Des silences structurés, enseignés, hérités comme un code secret transmis de génération en génération.
Des silences qu’on n’apprend pas à comprendre, mais à incarner.
Ce silence là je l’ai incarné pendant des années au sein de ma famille et aussi de mon couple. Comme les trois singes de la sagesse : l’un se couvre les yeux, l’autre la bouche, le dernier les oreilles.
Autour de l’inceste, ce n’est pas une simple absence de mots. C’est une architecture. Un système. Une stratégie collective, parfois inconsciente, de dissimulation.
Et ce silence-là, je l’ai bien connu.
Dans certaines familles, le simple regard d’un parent suffit pour comprendre qu’il ne faut pas aller plus loin et que la parole n’est pas souhaitée. Trop gênante. Trop dérangeante.
Quand l’enfant comprend qu’il doit se taire
Il n’a pas besoin qu’on lui dise.
Il le devine. Il le ressent.
Dès l’enfance, on apprend à “ne pas faire de vagues”, à “ne pas déranger”, à “respecter les adultes et à obéir”.
Un jour, j’ai dit que je ne voulais plus aller chez celui qui m’agressait.
C’était ma façon de dire. La honte et la culpabilité avaient déjà fait leur chemin.
Mais ma mère a cru à une crise d’orgueil. Elle m’a répondu qu’elle pensait que j’étais trop “fière” et que j’avais bien de la chance de bénéficier de cours gratuits.
Alors j’y suis retournée jusqu’à la fin de l’année scolaire.
À contre-cœur.
Résignée.
En colère.
En silence.
À cette époque, j’apprenais deux choses : me taire et désaimer mes parents.
Parce qu’ils n’avaient pas su, ou voulu, m’écouter et me protéger.
La famille : temple du non-dit
Des années plus tard après une première psychothérapie, j’ai parlé à ma sœur.
Elle m’a écoutée.
Elle était bouleversée.
Elle n’était pas surprise.
Et elle m’a dit : « Si on en parle à nos parents, ça va faire un scandale. »
Alors je me suis tue et je suis repartie... loin.
C’est ma sœur qui en parlera au reste de ma fratrie.
C’est elle encore qui, quelques mois après cette première révélation osera confronter mon agresseur.
Ce jour-là, pris de court, il devient tout rouge et avoue.
Elle avait un certain courage ma sœur.
Et pourtant…
Rien. Tout le monde a continué à faire comme si.
Nous avions tous appris à nous taire et à ne pas faire de vagues au sein de la famille.
Le silence avait simplement changé de forme.
Il était devenu un accord tacite entre nous et il le restera pendant des années.
Ce que les autres voient… et refusent de dire
Ce silence ne s’arrête pas à la porte de la maison.
Il se répand, insidieux, dans tout l’entourage et dans les générations suivantes.
Même les plus proches. Aucun mot. Aucune question. Rien. A croire que le silence est contagieux.
Et il est socialement encouragé.
Même les chercheurs, comme Dorothée Dussy ou Tal Piterbraut-Merx, le disent : parler d’inceste dans le monde universitaire, c’est risquer l’isolement, la fuite des regards, l’annulation des projets.
Alors on édulcore, on parle : “d’enfance difficile”, “de familles compliquées”.
Dorothée Dussy l’affirme même dans le milieu universitaire on évite le mot.
On l’enterre sous des formules vagues.
Comme si le dire le rendait réel.
Le silence des générations
L’inceste ne tombe jamais du ciel.
Il s’inscrit dans des familles où la parole vraie n’est pas autorisée, où les enfants sont instrumentalisés, oubliés, où leurs besoins sont niés et négligés.
Il s’inscrit souvent dans des générations de Noël partagés avec des agresseurs.
Parfois de repas pris en silence.
Des générations d’enfants que personne ne regarde vraiment.
Et quand l’un·e ose enfin parler, il ou elle découvre souvent que ce n’était pas un “cas isolé”.
Que d’autres savaient.
Que d’autres avaient parlé.
Mais que rien n’avait changé.
Ce n’est pas l’inceste qui dérange. C’est le fait de le dire.
Le vrai tabou n’est pas dans l’acte.
Il est dans la parole.
C’est elle qui menace l’ordre familial.
C’est elle qui dérange les amitiés confortables.
C’est elle qui montre que la violence est structurelle, et qu’elle n’est pas un accident.
“Je découvre que le vrai tabou de l’inceste n’est pas de le commettre, mais de le dire” dit Charlotte Pudlowski, journaliste, dans un de ses podcasts. Elle a tellement raison.
Alors “oser dire”, c’est interrompre la répétition.
C’est faire exister ce qu’on aurait voulu laisser dans l’ombre.
C’est refuser d’être la gardienne ou le gardien du temple du silence.
Parler, c’est affronter la gêne, les silences, les visages décomposés.
Dire les choses, c’est risquer de voir certains amis fuir la conversation — et parfois, notre vie. Ce sont les amitiés d’avant, qui nous préféraient effacés, abîmés, conformes à leur confort plutôt qu’à notre vérité.
Et parler c’est aussi refuser de brûler la boîte du silence une fois de plus.
C’est oser la rouvrir.
Et dire : je ne participerai plus au silence et à l’effacement.
Une parole pour les autres
Aujourd’hui, je parle.
Pas parce que c’est facile.
Mais parce que c’est nécessaire.
Parce qu’il faut qu’un jour, le silence soit plus insupportable que la vérité.
Parce que chaque mot dit, chaque témoignage entendu, chaque vérité reconnue, creuse une brèche dans le mur du silence.
Et c’est dans cette brèche, que la lumière peut enfin entrer.